Le roman culte de Liu Cixin a très récemment été adapté en série par Netflix. Le géant américain n'a pas hésité à sortir les grands moyens pour faire de cette histoire la nouvelle grande saga de la pop culture du XXIe siècle. Le succès attendu est au rendez-vous pour la plateforme de streaming, mais la série reflette-t-elle vraiment toute la complexité que recouvre « le problème à trois corps » ?
Le 19/04/2024 à 11:14 par Ugo Loumé
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19/04/2024 à 11:14
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Un problème à deux corps consiste à étudier le mouvement de deux objets en interaction mutuelle. La solution à ce type de cas a été apportée il y a bien longtemps par un certain Isaac Newton. Mais quand on ajoute un ou plusieurs autres corps au champs gravitationnel, on se retrouve dans une situation où les événements sont impossibles à prédire sur le long terme. Ce problème insoluble dans l'état actuel de nos connaissances se nomme « problème à trois corps » ou « problème à n corps ».
C'est sa fascination pour cette aporie scientifique qui a donné l'idée à Liu Cixin, écrivain de science-fiction et ancien ingénieur, d'écrire Le problème à trois corps. La trilogie qui en résulte aborde à la fois la révolution culturelle chinoise, une histoire de déréglement des lois physiques sur Terre, et celle d'une civilisation extraterrestre évoluant dans un système chaotique à 3 soleils qui s'apprête à envahir notre planète. Un récit immense, tant sur les plans spatio-temporels que par son ambition.
Liu Cixin est né en 1963, il a connu, enfant, la révolution culturelle chinoise. C'est dans cette période qu'il découvre les livres de Jules Verne, qui le convainquent de la puissance de la littérature. Plus tard, alors qu'il est ingénieur dans la centrale nucléaire de sa ville natale, il écrit ses premiers textes dans un contexte où la SF chinoise commence à peine à renaître de ses cendres.
En effet, si le genre était promu dès le début du XXe siècle en Chine par des intellectuels ayant pour but de créer une nation moderne, et fut relativement toléré sous Mao lorsqu'il servait l'instauration de la société utopique souhaitée par le Grand Timonier, la science-fiction connait rapidement un coup d'arrêt pendant la révolution culturelle lorsqu'elle est associée à la « pollution spirituelle » provenant de l'Occident.
Quand la production se libère dans les années 80, Liu Cixin devient un des pionniers de ce que certains appellent « la nouvelle vague » de la SF chinoise, mouvement que le chercheur Song Mingwei fait débuter en 1985, avec la parution du roman cyberpunk Chine 2185.
Toutefois, au moment où Liu Cixin s'apprête à sortir Le problème à trois corps, le marché chinois autour de l'Imaginaire demeurait très marginal, réduit à un petit nombre de fan du genre qui se voyaient, selon les mots de l'écrivain, comme « une tribu insulaire incomprise ».
Avec Le problème à trois corps, Liu Cixin avait donc à coeur de donner une touche de réalisme à son récit, en l'ancrant notamment dans l'histoire contemporaine de la Chine. Publié en 2006, d'abord en chapitre dans la revue chinoise Kehuan Shijie, la saga attirera au total plus de 20 millions de lecteurs dans son pays, de quoi élargir quelque peu la « tribu insulaire » des lecteurs de SF chinoise.
Les raisons de ce succès se trouvent dans la maîtrise avec laquelle Liu Cixin aborde quasiment tous les thèmes importants de la SF : écologie, premier contact avec une civilisation extraterrestre, politique, guerres, individus à la recherche de vérités cachées qui les dépassent, etc. Le tout dans un récit dont on dit souvent qu’il relève de la Hard SF : « Je n’ai pas commencé à écrire par amour de la littérature, je l’ai fait par amour de la science », déclarait l'auteur en 2019.
Ce genre se caractérise par sa volonté d’établir son histoire dans les limites des connaissances scientifiques actuelles. Cependant, comme l’expliquaient sur France Culture Gwennaël Gaffric — traducteur de Liu Cixin — et Franck Selsis — astrophysicien —, Liu Cixin s'éloigne régulièrement de la rigueur que réclame la Hard SF. Il fait toujours primer la trame narrative sur l'exactitude scientifique, ce qui l'amène à la plier voire à inventer une nouvelle science.
L’histoire débute pendant la révolution culturelle chinoise. Ye Zhetai, physicien accusé de défendre des théories réactionnaires, est publiquement exécuté devant les yeux de sa fille, Ye Wenjie. Cette dernière est plus tard impliquée dans une organisation scientifique secrète, contre qui elle se retournera une fois qu’elle en aura découvert l’objectif.
L’action se poursuit en 2007. Une série de suicide touche les plus grands scientifiques du pays. Wang Maio, au fil de ses recherches sur ce mystère, en vient à douter de l’état d’équilibre et de stabilité dans lequel nous pensons que l’Univers évolue.
Poussé par ces interrogations, il en vient à se plonger dans un jeu vidéo particulier dont le but est d’aider une civilisation à survivre dans un monde au climat absolument chaotique. Dans cet univers fictif, il croise des personnages connus, comme Galilée, Léonard de Vinci, le pape Grégoire ou encore d’anciens empereurs chinois.
Le reste de l’intrigue, où l’on verra ces nœuds être dénoués très progressivement - le sens du suspense étant une des qualités les plus reconnues de la trilogie - est évidemment à découvrir au fil des chapitres et des tomes. Ce sont en tout plus de 2000 pages qui attendent le lecteur pour cette immense saga qui se déroule sur 18 milliards d’années, rien que ça.
La recette de Liu Cixin, après avoir conquis le public chinois, ne tarde pas à s'exporter. Et ce, toujours avec le même succès : le premier tome, traduit en anglais en 2014, gagne le Prix Hugo du meilleur roman en 2015. Liu Cixin devient alors le premier auteur asiatique lauréat du plus prestigieux prix littéraire de science-fiction, ce qui parachève de hisser son œuvre parmi les classiques contemporains du genre (la trilogie compte aujourd'hui 260 millions d'exemplaires vendus à travers le monde).
En 2016, Actes Sud publie une traduction française par Gwennaël Gaffric du Problème à trois corps grand format et poche confondus, l'ensemble des trois tomes s'est à ce jour vendu à plus de 360.000 exemplaires (donnée : Edistat).
Un tel succès attire nécessairement les convoitises de l'industrie du cinéma et du streaming. Mais entre la complexité de l'oeuvre originale, les attentes du public occidental et l'ancrage historique chinois du récit, l'adaptation du Problème à trois corps s'annonçait dès le départ... problématique.
Une première adaptation chinoise en film était prévue pour 2016, avant d'être repoussée à une date indéfinie. Selon les informations de Gwennaël Gaffric — toujours sur France Culture — Benoit Delpine de Groland avait lui aussi souhaité faire sa propre version de la trilogie de Liu Cixin.
Mais en vain, puisque des rumeurs annonçaient en mars 2018 qu'Amazon comptait de son côté investir 1 milliard $ pour l'adaptation de la saga, un montant nettement supérieur au PIB de la principauté grolandaise. Finalement, c'est Netflix qui s'emparait du projet en 2020 avec un budget et 200 millions $, et en embarquant dans l'aventure David Benioff et D.B. Weiss, les producteurs de Game of Thrones. Mais la Chine n'avait pas dit son dernier mot puisque la société de production Tencent Video bouclait dans le même temps le tournage de sa propre adaptation, dont les premiers épisodes sont sortis début 2023.
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Le résultat côté Netflix : une impressionnante réussite pour certains, une déception attendue pour d'autres. Une chose est sûre, le géant américain n'a pas hésité à prendre des libertés par rapport au roman. Le vif succès commercial contraste avec quelques réactions pour le moins mitigées, surtout dans les rangs des fans du roman, qui dénoncent une adaptation édulcorée.
À l'autre bout du globe, l'adaptation de Tencent Video en 30 épisodes — à présent tous disponibles sur YouTube — restait fidèle au matériau d'origine. Une version qui convient beaucoup mieux au public chinois, qui s'était largement agacé de l'occidentalisation du récit opérée par Netflix — alors même que Liu Cixin était producteur consultant de la série. Était notamment reprochée la vision trop manichéenne que propose l'adaptation américaine, dans laquelle les Chinois seraient représentés comme les « méchants » face aux « gentils » Occidentaux.
Si les crispations sont aussi présentes autour de cette adaptation, c'est peut-être parce que Liu Cixin semble être devenu un réel outil de soft power pour la Chine. Alors qu'il y a moins de 50 ans le pouvoir controlait la publication d'oeuvres de science-fiction pour lutter contre l'influence de l'occident, l'Empire du Milieu a aujourd'hui à sa disposition une des plus grandes sagas contemporaines du genre. De quoi exporter le « rêve chinois » porté par Xi Jinping à l'étranger, de la même manière que l'american way of life s'est progressivement imposé dans une grande partie du monde tout au long de ces 100 dernières années.
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Si l'auteur ne représente pas exactement le genre de SF actuellement à la mode en Chine, il n'en est pas moins la figure de proue, et de loin celui qui se vend le mieux chez lui comme à l'étranger. Étudié dans les écoles et ambassadeur symbolique du programme chinois d'exploration de la planète Mars, Liu Cixin semble avoir donné des idées aux autorités cinématographiques de son pays qui annonçaient en 2020 de massives aides pour le développement de films de science-fiction dont le but est d'« étudier en profondeur et mettre en œuvre la pensée Xi Jinping ».
Une ambition qui résonne étrangement avec un passage du Problème à trois corps dans lequel une secte favorable à l’arrivée d'extraterrestres sur Terre finance la production de blockbusters pour convaincre de nouveaux adeptes.
Certains vont même jusqu'à faire du Problème à trois corps une allégorie géopolitique du XXIe siècle, dans laquelle la Chine se pose en futur première puissance mondiale. Gwennaël Gaffric tempère ce genre d'interprétation, rappelant que le projet de Liu Cixin est avant tout fictionnel. Sans oublier que l'auteur a entamé l'écriture du premier roman au milieu des années 2000, à une époque où l'équilibre mondial était bien éloigné de celui que nous connaissons aujourd'hui.
Il faut cependant rappeler que Liu Cixin est tout de même loin d'être un dissident au régime chinois. L'auteur star avait provoqué de vive réaction lorsqu'il s'est exprimé au sujet de la persécution du peuple ouïgour, relayant la parole officielle du gouvernement et des médias chinois : « Préféreriez-vous qu'ils découpent les corps dans les gares et les écoles lors d'attaques terroristes ? Le gouvernement aide leur économie et tente de les sortir de la pauvreté. »
Au cours du même entretien, réagissant à la question des libertés individuelles, il n'hésite pas : « Ce n'est pas ce qui préoccupe les Chinois. Pour les gens ordinaires, ce qui importe c'est le coût des soins de santé, le prix de l'immobilier, l'éducation de leurs enfants. Pas la démocratie. » Une vision bien éloignée de la position officielle de l'Occident.
Mais Gwennaël Gaffric là encore tempère en rappelant que, face à une telle question, « Liu Cixin a trois options : soit il s’inscrit en faux contre son gouvernement et doit s’exiler (il ne reverra plus jamais sa fille et sa femme sera jetée en prison) ; soit il se tait mais il sait qu’il va se faire titiller ; soit – qu’importe son opinion sur le sujet – il recrache plus ou moins le discours du régime. »
DOSSIER : Les futurs de Liu Cixin
Difficile donc de savoir les convictions profondes de Liu Cixin sur les actions de son gouvernement, à moins peut-être de parvenir à lire entre les lignes, et d'en trouver des indices dans ses écrits d'anticipation.
Crédits image : Par opacity from Chicago, CC BY-SA 2.0 / Netflix
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5 Commentaires
Necroko
20/04/2024 à 06:32
le problème est identique pour les réalisateurs de Films et Séries (et les acteurs), on sait jamais si c'est de la propagande ou pas.
Zoreylakour
20/04/2024 à 07:24
Merci à l'auteur de donner envie aux habitants d'une planète très éloignée de celle de "la tribu insulaire" SF, d'avoir envie d'y atterrir et, carte précise et complète en main, d'explorer l'univers de Liu Cixin.
E. M.
Dans le corps de l'article, amicale réserve sur l'emploi et la construction du verbe 'proner'
Team ActuaLitté
20/04/2024 à 10:41
Bonjour
Primer plus que prôner semble en effet de meilleur aloi dans le contexte.
Merci pour vos amicales réserves, elle sont du meilleur goût !
Stefan
22/04/2024 à 04:48
Les Chinois sont les rois de la contrefaçon. M. Liu a déjà plagié un roman de Francis Carsac (Terre en Fuite, transformé en Wandering Earth). Finira -t-on par découvrir que le Problème à Trois Corps est une copie d'un roman déjà existant ?
Toinou
23/04/2024 à 09:01
La question du plagiat est toujours délicate, surtout quand on passe d'une langue à une autre (même si j'admets qu'il y a d'autres moyens de s'informer que de lire l'œuvre en version originale). D'ailleurs, la question s'était posée pour un texte de Carsac, "Premier Empire", qui a été rapproché d'un texte de John Atkins publié cinq ans plus tôt...